48

Je dus déplacer la Honda au pare-brise éclaté de Clayton pour dégager le passage et quitter les lieux dans la voiture de Cynthia. Elle s’installa à l’arrière afin de pouvoir tenir Grace dans ses bras durant le long trajet de retour à Milford.

Je savais que nous aurions dû appeler la police, attendre son arrivée au sommet de la carrière, mais il nous sembla plus urgent de ramener Grace à la maison, là où elle se sentirait le plus en sécurité, aussi vite que possible. Clayton, Enid et Jeremy n’iraient nulle part. Ils seraient encore au fond de ce lac lorsque nous préviendrions Rona Wedmore.

Cynthia voulait que j’aille dans un hôpital, et il ne faisait aucun doute que j’en avais besoin. Une douleur intense vrillait mes deux flancs, mais s’était atténuée grâce au soulagement immense que je ressentais par ailleurs. Cynthia et Grace une fois à la maison, je me rendrais à l’hôpital de Milford.

Nous parlâmes peu durant le trajet. Je crois que Cynthia et moi étions d’accord pour ne pas évoquer ce qui s’était passé – non seulement ce jour-là, mais vingt-cinq ans auparavant – devant Grace. Notre fille en avait assez bavé. Elle avait simplement besoin de rentrer.

Je parvins néanmoins à apprendre en gros comment les choses s’étaient déroulées. Cynthia et Grace avaient pris la route pour Winsted, puis rencontré Jeremy sur le parking du McDonald’s. Il avait une surprise, leur annonça-t-il. Il était venu avec sa mère. Elles en avaient bien entendu déduit qu’il était accompagné de Patricia Bigge.

Totalement stupéfaite, Cynthia se laissa entraîner vers l’Impala et, quand elle fut avec Grace dans la voiture, Enid brandit son pistolet sur notre fille. Puis elle ordonna à Cynthia de les conduire à la carrière. Jeremy suivait dans la Toyota de Cynthia.

Une fois devant le précipice, il attacha Cynthia et Grace sur les sièges avant, en vue de leur voyage pour l’au-delà.

Puis Clayton et moi étions arrivés.

Presque aussi brièvement, je racontai à Cynthia ce que j’avais appris. Mon voyage à Youngstown. La rencontre avec son père à l’hôpital. Le récit de ce qui s’était passé la nuit où sa famille avait disparu.

La balle qu’avait reçue Vince Fleming.

Dès mon retour, je comptais prendre de ses nouvelles. Je ne voulais pas me retrouver devant Jane Scavullo au lycée et lui apprendre que le seul petit ami de sa mère qui avait été correct avec elle depuis des années était mort.

Quant à la police, j’espérais de toute mon âme que Wedmore croirait à la véracité de mon compte rendu. Moi-même, je n’étais pas certain que je l’aurais fait si on m’avait raconté une histoire de ce genre.

Cependant, quelque chose ne collait toujours pas. Impossible de chasser de ma mémoire l’image de Jeremy debout au-dessus de moi, le pistolet à la main, incapable d’appuyer sur la détente. Il n’avait certainement pas fait preuve de la même hésitation vis-à-vis de Tess Berman. Ou de Denton Abagnall.

Tous deux avaient été assassinés « de sang-froid », comme on dit, il me semble.

Mais qu’est-ce que Jeremy avait dit à sa mère, déjà ? Pendant qu’il se dressait au-dessus de moi ? « J’ai encore jamais tué personne. »

Oui, c’était ça.

En repassant par Winsted, nous demandâmes à Grace si elle souhaitait manger quelque chose, mais elle secoua négativement la tête. Elle voulait rentrer à la maison. Cynthia et moi échangeâmes des regards inquiets. Il nous faudrait l’emmener chez un médecin. Elle venait de vivre des moments traumatisants. Peut-être souffrait-elle d’un léger choc. Mais Grace s’endormit bientôt, sans manifester le moindre signe de cauchemar.

Quelques heures plus tard, nous étions de retour. En tournant dans la rue, je vis la voiture de Rona Wedmore garée sur le trottoir de la maison, et elle, assise derrière le volant. Dès qu’elle nous aperçut, elle sortit de son véhicule et nous regarda prendre l’allée, les bras croisés, la mine sévère. Lorsque j’ouvris ma portière, elle m’attendait juste à côté, prête, je le devinais, à me cribler de questions.

Son expression s’adoucit en me voyant grimacer tandis que je m’extirpais lentement du siège. J’avais un mal de chien.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda-t-elle. On dirait que vous êtes passé sous un train.

– C’est à peu près ce que je ressens, dis-je en touchant une de mes blessures avec précaution. J’ai reçu quelques coups de pied de Jeremy Sloan.

– Où est-il ?

Je souris intérieurement, ouvris la portière arrière, et malgré l’impression d’avoir deux ou trois autres côtes sur le point de se briser, je pris une Grace endormie dans mes bras pour la porter dans la maison.

– Laisse-moi faire, intervint Cynthia, à son tour sortie de la voiture.

– Ça va aller.

Et je tins le coup jusqu’à la porte d’entrée, tandis que Cynthia me précédait en courant pour la déverrouiller. Rona Wedmore nous emboîta le pas.

– Je n’en peux plus, gémis-je une fois dans l’entrée, comme la douleur se faisait insoutenable.

– Le canapé, indiqua Cynthia.

Je réussis à y déposer Grace en douceur, même si je crus que j’allais la laisser tomber. Malgré la bousculade et les paroles échangées, elle ne se réveilla pas. Cynthia glissa des coussins sous sa tête et dénicha un plaid pour la couvrir.

Wedmore observait la scène en silence, préservant avec courtoisie ce moment d’intimité. Lorsque Grace fut confortablement enveloppée dans le plaid, tous trois nous retrouvâmes dans la cuisine.

– On dirait que vous avez besoin d’un médecin, remarqua Wedmore.

Je fis signe que oui.

– Où est Sloan ? demanda-t-elle de nouveau. S’il vous a agressé, on l’arrêtera.

Je pris appui sur le comptoir.

– Vous allez devoir rappeler vos plongeurs, inspecteur.

Et je lui racontai à peu près tout. Comment Vince avait repéré ce qui clochait dans la vieille coupure de journal, ce qui nous avait conduits aux Sloan et à Youngstown, ma rencontre avec Clayton

Sloan à l’hôpital, l’enlèvement de Cynthia et Grace par Jeremy et Enid.

Puis la chute de la voiture au fond de la carrière, emportant Clayton, Jeremy et Enid.

Je n’omis qu’un petit détail, car il me perturbait encore, et je n’étais pas certain de sa signification. Même si j’avais ma petite idée.

– Eh bien, en voilà une histoire, observa Rona Wedmore.

– Plutôt, oui. Si j’avais voulu l’inventer, faites-moi confiance, j’aurais trouvé quelque chose de plus crédible.

– Je vais aussi vouloir entendre la version de Grace, prévint Wedmore.

– Pas maintenant, objecta Cynthia. Elle en a assez bavé comme ça. Elle est épuisée.

L’inspecteur acquiesça en silence. Puis déclara :

– Bon, je vais passer quelques coups de fil, prévenir les plongeurs, et je reviendrai plus tard, dans l’après-midi. Vous devriez aller à l’hôpital, ajouta-t-elle à mon intention. Je peux vous déposer, si vous voulez.

– Merci. J’irai tout à l’heure. Au pire, j’appellerai un taxi.

Wedmore s’en alla, et Cynthia annonça qu’elle montait essayer de retrouver une apparence convenable. La voiture de l’inspecteur venait à peine de démarrer lorsque j’en entendis une autre s’arrêter dans l’allée. J’ouvris la porte alors que Rolly, une longue veste par-dessus sa chemise et son pantalon bleus, atteignait le seuil.

– Terry ! s’exclama-t-il.

Je mis un doigt sur mes lèvres.

– Chut, Grace dort.

Puis je lui fis signe de me suivre dans la cuisine.

– Alors, tu les as retrouvées ? Cynthia aussi ?

Je confirmai de la tête tout en cherchant un flacon d’Advil dans le placard. Je le renversai au creux de ma main, y laissai tomber plusieurs comprimés, puis remplis un verre d’eau froide au robinet.

– On dirait que tu es blessé, remarqua Rolly. Certains sont capables de n’importe quoi pour obtenir un congé longue durée.

Je faillis éclater de rire, mais j’avais trop mal. J’avalai trois comprimés avec une longue gorgée d’eau.

– Bon, reprit Rolly. Alors voilà.

– Ouais.

– Donc, comme ça, tu as retrouvé son père. Tu as retrouvé Clayton.

J’opinai.

– C’est incroyable, poursuivit-il. Incroyable que tu l’aies retrouvé. Que Clayton soit toujours là, toujours vivant après tant d’années.

– El pourtant, tu vois.

Je m’abstins de lui dire que si Clayton avait été vivant durant toutes ces années, ce n’était plus le cas.

– Tout simplement incroyable, répéta-t-il.

– Et tu ne t’interroges pas aussi à propos de Patricia et de Todd ? Tu n’es pas curieux de savoir ce qui leur est arrivé ?

Le regard de Rolly se troubla.

– Si, bien sûr que si. Mais bon, je sais déjà qu’on les a découverts dans la voiture, au fond de la carrière.

– Oui, c’est vrai. Et tout le reste, qui les a tués, j’imagine que tu le sais déjà aussi. Sinon, tu aurais demandé.

Les yeux de Rolly s’assombrirent.

– Hé, c’est juste pour pas te bombarder de questions, Terry. Tu viens à peine de rentrer.

– Tu veux savoir comment ils sont morts ? Ce qui leur est vraiment arrivé ?

– Évidemment, répondit-il.

– Dans une minute, alors.

Je bus une nouvelle gorgée d’eau. Pourvu que les Advil fassent vite de l’effet…

– Rolly, c’est toi qui déposais l’argent ?

– Quoi ?

– L’argent. Pour Tess. Pour Cynthia. C’est toi qui le déposais, n’est-ce pas ?

Il passa nerveusement la langue sur ses lèvres.

– Qu’est-ce que Clayton t’a raconté ?

– À ton avis ?

Rolly se frotta la nuque, me tourna le dos.

– Il t’a tout raconté, pas vrai ?

Je ne répondis rien. Je pensais qu’il valait mieux que Rolly me soupçonne d’en savoir plus que ce n’était le cas.

– Bon sang, enchaîna-t-il en secouant la tête. Quel fils de pute. Il avait juré de ne jamais rien dire. Il croit que c’est moi qui t’ai plus ou moins conduit vers lui, non ? C’est pour ça qu’il a rompu notre arrangement.

– C’est ainsi que tu appelles ça, Rolly ? Un arrangement ?

– On avait passé un accord ! fulmina-t-il. Bon sang, j’y suis presque. Je suis presque à la retraite. Tout ce que je veux, c’est avoir la paix, quitter ce foutu lycée, m’en aller, quitter cette ville de merde !

– Pourquoi ne pas tout me raconter, Rolly ? Pour voir si ta version concorde avec celle de Clayton.

– Il t’a parlé de Connie Gormley, hein ? De l’accident.

Je gardais le silence.

– On revenait de la pêche, poursuivit Rolly. C’est Clayton qui a eu l’idée de s’arrêter boire une bière. J’aurais pu faire toute la route d’une traite, mais j’ai accepté. On est entrés dans ce bar, juste pour prendre une bière, et voilà que cette fille commence à me draguer, tu vois ?

– Connie Gormley ?

– Ouais. Alors elle est là, assise à côté de moi, elle a déjà pas mal bu, et moi je finis par reprendre quelques bières aussi. Clayton, lui, y va mollo, me dit de faire pareil, mais je sais pas ce qui m’a pris. Cette Connie et moi, on file pendant que Clayton pisse un coup, et on termine derrière le bar, sur la banquette arrière de sa voiture.

– Millicent et toi étiez déjà mariés, à l’époque.

Ce n’était pas vraiment une remarque moralisatrice de ma part, je voulais juste m’en assurer. Mais le froncement de sourcils de Rolly indiqua qu’il le prenait autrement.

– Il m’arrivait de déraper, avoua-t-il.

– Donc tu as dérapé avec Connie Gormley. Et comment est-elle passée de cette banquette arrière au fossé ?

– Quand on… Quand on a eu fini, et qu’on revenait vers le bar, elle m’a demandé cinquante dollars. Je lui ai dit que si c’était une pute, elle aurait dû l’annoncer dès le départ, mais je suis même pas sûr que c’était une pute. Elle avait peut-être juste besoin de ce fric. En tout cas, comme je refusais de la payer, elle a menacé d’aller chez moi, et de réclamer l’argent à ma femme.

– Ah.

– On a commencé à se bagarrer près de la voiture, et j’ai dû la repousser un peu trop fort, alors elle a trébuché et sa tête a cogné en plein sur le pare-chocs, et voilà.

– Elle est morte.

Rolly déglutit avant de continuer.

– Mais des gens nous avaient vus. Dans le bar. Ils se souviendraient de Clayton et moi. J’ai pensé que si, à la place, elle avait été morte renversée par une voiture, la police croirait à un genre d’accident, qu’elle était repartie à pied, qu’elle était saoule, et personne ne rechercherait un type qu’elle avait levé dans le bar.

Je secouai la tête.

– Terry, reprit-il, à ma place, tu aurais paniqué aussi. Je suis allé voir Clayton, je lui ai raconté ce que j’avais fait, et quelque chose sur son visage disait qu’il se sentait aussi piégé que moi par la situation, comme s’il voulait éviter d’avoir affaire aux flics. À l’époque, j’ignorais quelle vie il menait, qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être, qu’il avait une double vie. Alors on a mis la fille dans la voiture, on l’a emmenée sur l’autoroute, ensuite Clayton l’a maintenue sur le bas-côté, et l’a jetée contre l’avant de la voiture pendant que je la dépassais. Après, on l’a déposée dans le fossé.

– Mon Dieu…

– Il n’y a pas une nuit où j’y repense pas, Terry. Ç’a été atroce. Mais parfois on ne peut se rendre compte de ce qu’il faut faire qu’en étant dans le feu de l’action. Clayton avait juré de ne jamais en parler, ajouta Rolly avec colère. Le salaud.

– Il n’a rien dit. J’ai essayé de l’y pousser, mais il ne t’a pas dénoncé. Maintenant, laisse-moi deviner la suite. Un soir, Clayton, Patricia et Todd disparaissent de la surface de la Terre, personne ne sait ce qui leur est arrivé, même pas toi. Et un jour, un an après, ou plusieurs années après, tu reçois un coup de fil. De Clayton. L’heure de la contrepartie a sonné. Il t’a couvert pour la mort de Connie Gormley, maintenant il veut que tu fasses quelque chose pour lui. Que tu lui serves de coursier, en quelque sorte. Il t’enverrait de l’argent, en poste restante, par exemple. Et ensuite tu le remettrais en douce à Tess, dans sa voiture, caché dans son journal, peu importe.

Rolly me dévisagea.

– Oui, ça s’est passé à peu près comme ça, admit-il.

– Et puis moi, comme un imbécile, je te raconte ce que Tess m’a révélé. Un jour qu’on déjeunait ensemble. L’argent qu’elle recevait. Les enveloppes qu’elle avait toujours, avec la lettre qui la prévenait de ne jamais essayer de savoir d’où venait cet argent, de ne jamais en parler à personne. Le fait qu’elle les avait gardées toutes ces années.

Rolly se taisait désormais.

Je l’attaquai sur un autre front :

– À ton avis, un homme prêt à tuer deux personnes pour faire plaisir à sa mère lui mentirait-il s’il disait n’avoir encore jamais tué ?

– Hein ? De quoi tu parles, bon sang ?

– Je réfléchis à haute voix, en quelque sorte. Moi, je ne crois pas qu’il mentirait. Je crois qu’un homme sur le point de tuer pour sa mère se fiche de reconnaître devant elle s’il a ou non tué auparavant – je fis une pause avant d’ajouter : En fait, jusqu’à cet aveu, j’étais persuadé qu’il avait déjà tué deux fois.

– Je ne vois pas où tu veux en venir, assura Rolly.

– Je parle de Jeremy Sloan. Le fils de Clayton, issu de son autre mariage, avec l’autre femme, Enid. Mais je te soupçonne d’être au courant de leur existence. Clayton t’a probablement tout expliqué quand il a commencé à t’envoyer de l’argent pour Tess. Je pensais que Jeremy avait tué

Tess. Et qu’il avait tué Abagnall. Mais maintenant, je n’en suis plus certain du tout.

Rolly avala sa salive.

– Tu es allé voir Tess après que je t’ai raconté ce qu’elle m’avait dit, n’est-ce pas ? repris-je. Tu avais peur qu’elle finisse par tout deviner ? Tu craignais que la lettre, les enveloppes qu’elle conservait ne puissent encore porter des indices que la police scientifique pourrait utiliser contre toi ? Et qu’alors, tu ne sois relié à Clayton, lequel serait obligé de révéler votre secret ?

– Je ne voulais pas la tuer, plaida Rolly.

– Tu as pourtant été très efficace.

– Mais je croyais qu’elle allait mourir de toute façon. Ce n’était pas comme si je lui volais vraiment sa vie. Et après, plus tard, tu m’as parlé de ses nouveaux résultats. Du fait qu’elle n’allait pas mourir, en fin de compte.

– Rolly…

– Elle avait remis la lettre et les enveloppes au détective.

– Alors tu as pris sa carte de visite sur le tableau de la cuisine.

– Je l’ai appelé pour organiser un rendez-vous dans le parking, compléta Rolly.

– Et tu l’as tué avant de prendre son porte-documents avec les papiers dedans.

Rolly pencha un peu la tête.

– À ton avis, mes empreintes pouvaient encore être sur ces enveloppes, après tant d’années ? Ou des traces de salive, quand je les ai collées ?

– Je n’en sais rien, répondis-je en haussant les épaules. Je ne suis qu’un prof d’anglais.

– Je m’en suis quand même débarrassé.

Je regardais fixement le sol. Je ressentais de la souffrance et une immense tristesse m’envahissait.

– Rolly, tu as été si longtemps un si bon ami. Va savoir, peut-être même que je serais disposé à taire une épouvantable erreur de jugement remontant à plus de vingt-cinq ans. Tu n’as probablement jamais eu l’intention de tuer Connie Gormley, c’est arrivé comme ça. Ce serait difficile de vivre avec ça, le fait de te couvrir, mais pour un ami, pourquoi pas.

Il m’observait avec méfiance.

– Mais Tess ! Tu as tué la tante de ma femme. La douce, la merveilleuse Tess. Et tu ne t’es pas arrêté là. Comment veux-tu que je laisse passer ça ?

Rolly plongea la main dans la poche de sa longue veste et en tira un pistolet. Je me demandais s’il s’agissait de celui qu’il avait trouvé dans la cour du lycée, parmi les canettes de bière et les pipes de crack.

– Pour l’amour du ciel, Rolly !

– Monte à l’étage, Terry, ordonna-t-il.

– Tu n’es pas sérieux, voyons.

– J’ai déjà acheté ma caravane, répliqua-t-il. Tout est prêt. J’ai choisi le bateau. Il ne me reste que quelques semaines à tirer. Je mérite une retraite paisible.

Il me désigna l’escalier, le grimpa derrière moi. À mi-chemin, je fis brusquement volte-face, tentai de lui donner un coup de pied. Mais je fus trop lent. Il sauta en arrière sur la marche inférieure, sans cesser de pointer son arme sur moi.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cynthia depuis la chambre de Grace.

Je franchis le seuil de la pièce, suivi de Rolly. Cynthia, debout à côté du bureau de Grace, ouvrit la bouche en voyant le pistolet, mais aucun mot n’en sortit.

– C’est lui. C’est Rolly qui a tué Tess, lui dis-je.

– Quoi ?

– Et Abagnall.

– Je ne te crois pas.

– Demande-lui.

– La ferme, riposta Rolly.

– Tu comptes faire quoi, Rolly ? demandai-je en me retournant lentement près du lit de Grace. Nous tuer tous les deux, ainsi que Grace ? Tu crois pouvoir tuer autant de gens sans que la police finisse par le découvrir ?

– Je ne peux pas rester sans rien faire.

– Millicent est au courant ? Elle sait qu’elle vit avec un monstre ?

– Je ne suis pas un monstre. J’ai commis une erreur. J’avais un peu trop bu, cette femme m’a provoqué en me réclamant de l’argent. C’est arrivé, voilà tout.

Cynthia avait le visage en feu, les yeux écarquillés. Sans doute était-elle incapable de croire ce qu’elle entendait. Trop de chocs en une seule journée. Elle disjoncta, un peu comme le jour où la télépathe bidon avait débarqué. Elle se précipita en hurlant sur Rolly, mais il l’attendait, et lui balança un coup de pistolet dans le visage, l’atteignit à la joue, la projetant au sol près du bureau de Grace.

– Je suis désolé, Cynthia, dit-il. Tellement désolé.

Je crus pouvoir l’attraper à ce moment-là, mais il ramena son arme sur moi.

– Bon sang, Terry. Je déteste devoir faire ça. Vraiment, je t’assure. Assieds-toi. Assieds-toi sur le lit.

Il s’avança d’un pas, et je reculai d’autant, puis m’assis au bord du matelas de Grace. Cynthia gisait par terre, le sang coulant de sa blessure jusque dans son cou.

– Passe-moi un oreiller, poursuivit Rolly.

Tel était son plan. Envelopper la gueule du pistolet avec un coussin, afin d’étouffer le bruit.

Je jetai un coup d’œil à Cynthia. Elle glissait discrètement une main sous le bureau de Grace. Elle me regarda et fit un infime geste du menton. Ses yeux exprimaient quelque chose. Pas de la peur. Autre chose. Elle disait : « Fais-moi confiance. »

Je saisis un oreiller sur le lit de ma fille. Un oreiller particulier, avec la lune et les étoiles imprimées sur la taie.

Je le lançai à Rolly, mais m’arrangeai pour que le jet fût un poil trop court, et qu’il soit obligé de faire un pas en avant pour l’attraper.

C’est alors que Cynthia se dressa sur ses pieds. Qu’elle « bondit » serait un terme plus approprié. Elle tenait quelque chose à la main. Un objet long et sombre.

Le télescope pourri de Grace.

Cynthia le balança d’abord par-dessus son épaule, pour prendre un maximum d’élan, puis elle s’élança vers la tête de Rolly avec son fameux revers, en y mettant toute son énergie, et même un peu plus.

Il se retourna, la vit arriver, mais n’eut pas le temps de réagir. Elle le cueillit sur la tempe, et le son produit ne ressemblait guère à ce qu’on entend lors d’un match de tennis. Ça rappelait plutôt le claquement d’une batte de base-ball frappant une balle très rapide.

Un coup magnifique.

Rolly Carruthers tomba comme une pierre. C’est un miracle que Cynthia ne l’ait pas tué sur le coup.

Cette Nuit-Là
titlepage.xhtml
Cette nuit-la_split_000.htm
Cette nuit-la_split_001.htm
Cette nuit-la_split_002.htm
Cette nuit-la_split_003.htm
Cette nuit-la_split_004.htm
Cette nuit-la_split_005.htm
Cette nuit-la_split_006.htm
Cette nuit-la_split_007.htm
Cette nuit-la_split_008.htm
Cette nuit-la_split_009.htm
Cette nuit-la_split_010.htm
Cette nuit-la_split_011.htm
Cette nuit-la_split_012.htm
Cette nuit-la_split_013.htm
Cette nuit-la_split_014.htm
Cette nuit-la_split_015.htm
Cette nuit-la_split_016.htm
Cette nuit-la_split_017.htm
Cette nuit-la_split_018.htm
Cette nuit-la_split_019.htm
Cette nuit-la_split_020.htm
Cette nuit-la_split_021.htm
Cette nuit-la_split_022.htm
Cette nuit-la_split_023.htm
Cette nuit-la_split_024.htm
Cette nuit-la_split_025.htm
Cette nuit-la_split_026.htm
Cette nuit-la_split_027.htm
Cette nuit-la_split_028.htm
Cette nuit-la_split_029.htm
Cette nuit-la_split_030.htm
Cette nuit-la_split_031.htm
Cette nuit-la_split_032.htm
Cette nuit-la_split_033.htm
Cette nuit-la_split_034.htm
Cette nuit-la_split_035.htm
Cette nuit-la_split_036.htm
Cette nuit-la_split_037.htm
Cette nuit-la_split_038.htm
Cette nuit-la_split_039.htm
Cette nuit-la_split_040.htm
Cette nuit-la_split_041.htm
Cette nuit-la_split_042.htm
Cette nuit-la_split_043.htm
Cette nuit-la_split_044.htm
Cette nuit-la_split_045.htm
Cette nuit-la_split_046.htm
Cette nuit-la_split_047.htm
Cette nuit-la_split_048.htm
Cette nuit-la_split_049.htm
Cette nuit-la_split_050.htm
Cette nuit-la_split_051.htm
Cette nuit-la_split_052.htm
Cette nuit-la_split_053.htm